Mais avez-vous songé qu'avec la totale désorganisation des transports publics, avec les rues obstruées par les immeubles écroulés, nos camarades ne pourront se déplacer qu'à pied ? De Griffith Park aux Verdugos Mountains, il y a sept ou huit kilomètres, à vol d'oiseau. Dix ou douze en tenant compte des détours imposés par les quartiers anéantis ! Et tous ceux qui sont peut-être bloqués, à l'autre bout de la ville, à vingt ou trente kilomètres ?

— Ces éventualités ne m'ont pas échappé, Harry. Les isolés doivent se signaler, à partir de huit heures du matin, en allumant des feux, en faisant des signaux quelconques. Il nous appartiendra de survoler la ville méthodiquement selon un quadrillage est-ouest et nord-sud. S'il le faut, nous consacrerons toute la journée à cette exploration. Nous allons nous répartir ces divers secteurs : vous, vous survolerez le centre, le Griffith Park où se sont réfugiés un très grand nombre de survivants. Nous, nous irons survoler tout le reste de la ville.

Le Français tiqua :

— Je ne comprends pas, Thorg : comment pourrions-nous survoler le centre et vous la périphérie ? Ne sommes-nous pas ensemble, à bord de cet astronef ?

— Venez, fit-il en les entraînant vers les casiers alignés à la base de cockpit.

Il en retira quatre gros sacs en plastique renfermant des sortes de harnachements fixés chacun à un parallélogramme de métal brillant, du volume d'un parachute.

— Ce sont là les équipements individuels dont Sanorsh Vaxhan vous a parlé. Ces dégraviteurs vous permettront d'évoluer sans danger — leur maniement est fort simple — sur les secteurs qui vous sont impartis. Permettez-moi de vous aider à ajuster les sangles et ceinturon...

Dorval se prêta de bonne grâce à l'opération, passa les sangles sur ses épaules, sous les cuisses et serra le ceinturon dont la volumineuse boucle comportait diverses commandes. Le coffret dorsal, abritant le dispositif à la fois dégraviteur et propulseur, pesait une quinzaine de kilos.

Irina et Monica échangèrent un regard mitigé : même avec leur minirobe, s'affubler de ce harnachement ne serait point chose facile ! Thorg parut avoir saisi la signification de leur mimique.

— Vous devriez ôter ces robes, peu confortables pour cet équipement.

La jeune Italienne hésita, embarrassée :

— Si c'est indispensable, je veux bien, mais je... Vous savez, nous n'avons pas grand-chose en dehors de ces robes.

Le Xarl les considéra, la tête légèrement de côté, son œil droit curieusement étiré sur la tempe :

— Vous craignez d'avoir froid ? Il fait très chaud, pourtant ; la température au sol est de...

La géophysicienne soviétique ne put s'empêcher de rire à ce quiproquo dont le sens échappait au Xarl :

— Il ne s'agit pas de cela, Thorg, mais de..., d'un sentiment de pudeur. Vous comprenez ?

— Oh ! Oui ! s'exclamat-il. Pardonnez-moi. Nos concepts à cet égard sont un peu différents, voyez-vous et je... Bon, nous allons arranger cela, déclara-t-il en prenant, dans une case voisine, deux combinaisons argentées qu'il donna aux jeunes femmes. Ce tissu isothermique est élastique ; pas de problème de taille, par conséquent. Je pense que cette tenue vous conviendra.

Elles retournèrent à leur cabine et en revinrent moulées dans ces combinaisons si étroitement ajustées à leur corps — au demeurant irréprochable ! — qu'elles semblaient nues et simplement enduites de peinture argentée !

— Comme cela, c'est parfait, convint le Xarl en les aidant à adapter les sangles et le ceinturon des dégraviteurs.

Monica coula vers lui un regard soupçonneux mais réalisa qu'il n'y avait absolument rien d'équivoque dans ces paroles. Pragmatique, le Xarl constatait un fait et point autre chose ! Déjà, il ne se préoccupait plus de cette accessoire question vestimentaire et ramenait d'un autre casier des gaines de plastique noir :

— Ce sont là des paralysateurs et des fulgurants à rayons thermiques. Je vais vous montrer leur maniement, aussi simple que celui des dégraviteurs...

Au bout d'une demi-heure, les deux couples évoluaient en effet avec aisance à travers la cabine et même les coursives de l'astronef, éprouvant cette étrange griserie que confère immanquablement — après le premier moment de désarroi — la sensation d'apesanteur.

— Vous êtes au point pour... voler de vos propres ailes, constata le Xarl. Avez-vous bien retenu mes autres instructions ?

— Récapitulons, fit l'Américain. Nous récupérons les survivants de la Convention les uns après les autres ; nous les rassemblons au Griffith Park, en bordure de la rivière et ce soir, à vingt heures au plus tard, nous nous retrouvons ici, sur cette corniche. Toutes les deux heures, vous repasserez au-dessus du point du ralliement du Griffith, pour embarquer ceux que nous aurons « rabattus » au cours de nos recherches.

— Nous sommes bien d'accord, Forrest. Et, en cas de besoin, n'hésitez pas à me lancer un appel, fit-il en désignant le micro émetteur-récepteur fixé sur la sangle qui barrait sa poitrine.

— Nos mégaphones, Thorg, quelle autonomie ?

— Leurs batteries sont neuves et pourraient fonctionner sans interruption pendant deux mois ! Tranquillisez-vous sur ce point. Si vous êtes prêts, nous allons vous lâcher au-dessus de Griffith Park...

Tel un commando de parachutistes « futuristes », avec leur paralysateur et fulgurant au ceinturon, le cône diffuseur du mégaphone sur la cuisse gauche et le laryngophone fixé autour du cou, ils se rendirent au seuil de l'écoutille ventrale. Les commandes des dégraviteurs réglées, ils n'eurent qu'une brève hésitation avant de se lancer dans le vide, à deux cents mètres d'altitude.

Le séisme de la nuit avait achevé de démolir les pans de murs encore debout, et, à l'est de cet immense champ de ruines, ils aperçurent une large crevasse, qui, à perte de vue, coupait en deux la ville de Los Angeles ; une crevasse large d'une trentaine de mètres et dont on ne distinguait pas le fond !

Après un salut de la main, les deux couples se séparèrent ; Forrest et Irina partirent vers le sud du parc, Dorval et Monica vers le nord. Ces derniers se séparèrent à leur tour avant de « ratisser » systématiquement les lieux selon un plan préétabli.

Volant dans le plus parfait silence, le Français descendit à une dizaine de mètres du sol et commença ses appels :

— Attention, attention ! Ce message est destiné à tous les congressistes ayant participé aux travaux de la Convention internationale des Groupes d'Etudes sur les U.F.O's. A tous ces congressistes, je demande de se rassembler au nord du parc, le long de la rivière, sur une aire plane située au nord-ouest. Dans deux heures, un astronef viendra les embarquer à son bord où ils recevront des consignes pour préparer ensuite l'évacuation des sinistrés. Attention, attention !...

Tout en diffusant son message, Dorval ne pouvait se défaire d'un sentiment d'angoisse, de culpabilité à l'idée de ce que ce mensonge allait susciter d'espoir illusoire chez ces malheureux qui levaient vers lui des yeux ahuris ou hébétés. Des yeux souvent brillants de fièvre, des visages creusés par la faim et l'insomnie. Parfois aussi, des bras implorants se levaient dans un appel pathétique, déchirant.

Ils étaient plusieurs dizaines de milliers rassemblés dans cet immense parc ; pauvres hères loqueteux, couverts de poussière, leurs vêtements en lambeaux parfois tachés de sang. Des chiens faméliques erraient parmi ces hommes, ces femmes, ces enfants, à la recherche d'une nourriture qu'ils ne trouveraient pas. Venus des cités de l'est en partie épargnées, des avions avaient parachutés des vivres, des médicaments, des vêtements ; mais ces dons ne suffiraient pas à sauver ces malheureux que l'appréhension d'un nouveau séisme clouait sur place dans ce parc où ils savaient — ou croyaient — être à l'abri de l'ensevelissement. Sans doute ignoraient-ils l'ouverture de la faille monstrueuse, plus à l'ouest, où des milliers de gens avaient dû être précipités ?

Ceux des rescapés qui avaient pu sauver leurs récepteurs à transistors étaient entourés d'une foule compacte. Tous s'accrochaient à l'espoir d'une bonne nouvelle : arrivée des secours ou de ces astronefs annoncés par le Président ; ces astronefs dont les occupants avaient édifié — le Président l'avait affirmé — des cités-refuges pour recevoir les survivants. Cet engin lumineux qui les avait survolés, une demi-heure plus tôt, était probablement un éclaireur précédant l'escadrille chargée de les évacuer. On reprenait confiance, on oubliait la faim, la soif, cette soif terrible, à deux pas pourtant de la rivière... qui charriait des cadavres ! On espérait que les malades, les blessés pourraient être soignés, guéris ; que les femmes en couche ou sur le point d'accoucher pourraient être délivrées dans des conditions d'aseptie que leur refusaient ces bivouacs lamentables.

Les milliers et milliers de corps ensevelis sous les décombres, par cette chaleur torride, répandaient une puanteur affreuse. Dorval, en grimaçant de dégoût et de pitié à la fois, frémissait en songeant à ce qu'il adviendrait des rescapés lorsque les inévitables épidémies éclateraient !

Les premiers parachutages de vivres avaient été largués la veille ; mais, auparavant, les rescapés mourant de faim avaient dû se résoudre à dévorer l'herbe, les jeunes pousses, les feuilles et même l'écorce des arbres du parc qui semblait avoir été rongé par une invasion de sauterelles !

Dans la foule agglutinée autour d'un récepteur à transistors, Dorval remarqua cinq hommes et trois jeunes femmes qui, entendant ses appels par mégaphone, lui adressaient des signes frénétiques. Il régla les commandes du dégraviteur et se posa au pied d'un magnolia dénudé tandis que ceux qui lui avaient fait ces signaux accouraient, suivis d'ailleurs par une partie de la foule. Malgré le brouhaha, il parvint à comprendre que les cinq hommes et les trois jeunes femmes avaient été des congressistes venus représenter l'Allemagne, la Belgique, l'Angleterre et l'Australie à la Convention.

— Rendez-vous au point de ralliement et ne perdez pas une minute ! fit-il en décollant pour échapper aux questions anxieuses de la foule.

Vers la fin de la matinée, les deux couples se rejoignirent au centre du parc mais à une cinquantaine de mètres de hauteur, sous les regards intrigués ou anxieux des sinistrés.

Après avoir confronté leurs résultats, le Français soupira :

— Au total, nous avons donc pu rassembler quarante-sept personnes et c'est assez maigre, Harry, si l'on songe qu'aux cent vingt congressistes devraient pouvoir s'ajouter les cent cinquante membres de ta Commission Delta, sans omettre leur famille ! Mais combien d'entre eux sont encore vivants ? Espérons que, de son côté, Thorg aura pu en rassembler une bonne partie. Nous allons à présent prospecter les autres parcs ; à toi de nous donner tes directives, Harry. Tu connais mieux que nous Los Angeles... ou ce qu'il en reste, hélas !

— Au sud-ouest du Griffith, il y a trois petits parcs ou jardins, sans oublier le cimetière d'Hollywood où les gens ont pu se réfugier. Six autres parcs se trouvent au sud-ouest, des Countries Clubs...

— Une minute, l'interrompit Monica. On nous fait signe, là-bas...

Ils descendirent vers un groupe, légèrement à l'écart de la foule rassemblée autour des possesseurs de transistors et aperçurent un homme, un vieillard étendu sur le sol, la tête reposant sur une veste roulée en boule. La respiration sifflante, les yeux durement cernés, les joues excavées, il était veillé par une toute jeune fille blonde, une adolescente à peine, qui retenait ses larmes.

Folksen ! Horace Folksen, murmura Dorval en reconnaissant en ce moribond le délégué Scandinave à la Convention.

En entendant prononcer son nom, le vieillard ouvrit des yeux vitreux et finit par reconnaître le Français, Forrest et Monica :

— Merci... d'être venus. Il était... temps, vous savez ? Non, non, ne cherchez pas à me leurrer, fit-il en essayant de sourire malgré ses souffrances. J'ai été médecin, vous... comprenez ? Je ne... voudrais pas mourir sans... savoir... Pas pour moi, bien sûr... pour Gertrud, ma nièce...

Il haleta, essaya de se mettre sur un coude, aidé par l'adolescente aux yeux voilés de larmes et poursuivit, en français cette fois :

— Dorval, dites-moi si Lagarde, votre compatriote, avait raison. Les O.V.N.I., ce sont les failles... terrestres qui les intéressaient ? Ils redoutaient le... le pire, n'est-ce pas ? Oh ! vous pouvez me le dire ; j'emporterai, très bientôt, le secret dans ma tombe. il eut une quinte de toux et chuinta, avec une ironie amère :

— Ma tombe ! Quelle dérision ! Il n'y aura... pas de tombe !

Emu devant l'agonie de ce vieil homme, Dorval inclina affirmativement la tête.

— Merci, Dorval. Je... m'en doutais. Et ces consignes, du... Président ? C'est la... préparation de l'exode ? D'un exode... limité, n'est-ce pas ? Ces Antariens... vont recueillir les spécialistes, c'est bien ça ?

— Oui, Folksen...

— Je vous adresse ma dernière prière, Dorval : sauvez Gertrud ! Elle a seize ans et se destinait à... la biologie... « Ils » auront besoin de... jeunes et de...

Le souffle lui manqua et il haleta avec une grimace de souffrance. Lorsqu'il rouvrit les yeux le Français lui prit la main, la serra avec émotion :

— Nous sauverons Gertrud, ami Folksen, je vous le jure... a'

Soudain, une immense clameur s'éleva : de toutes parts, les gens rassemblés autour des récepteurs à transistors présentaient les signes de la plus intense stupeur, laquelle céda bientôt la place à la panique ou à la fureur chez certains.

Dorval et ses compagnons ne comprenaient pas la raison de cette flambée de terreur chez les uns et de rage chez d'autres. Rapidement, ils furent entourés par une horde frémissante de haine.

— Salauds ! cria l'un de ces hommes, le regard fulminant de colère. Vous nous avez trompés ! Un émetteur de New York vient de divulguer la vérité ! C'est la révolution, là-bas ! Un journal a dénoncé le mensonge du Président et l'émetteur a été pris d'assaut par la foule : une femme a hurlé dans le micro que le monde allait périr dans un cataclysme !

Bouleversés, mais nullement privés de leur sang-froid, les deux couples avaient dégainé leurs paralysateurs et s'étaient mis dos à dos pour faire face à la meute qui les invectivait.

— Traîtres ! vociférait le meneur, l'écume aux lèvres. Vos amis de l'espace ne viennent pas nous sauver ! Ils viennent simplement chercher leurs complices ! Des gens comme vous ! Nous, ils nous laisseront crever !

Le cœur déchiré, Dorval dut se résoudre à tirer au paralysateur pour stopper l'élan de la foule. Couvert par ses compagnons, il saisit le bras de l'adolescente qui, en pleurant, s'était jetée sur le vieillard agonisant.

— Venez, Gertrud. Nous ne pouvons plus rien pour votre oncle et si nous restons une minute de plus, nous serons submergés par le nombre et lynchés !

Brisée de chagrin, la jeune fille se débattit en hurlant mais Dorval la ceintura, actionna la commande du dégraviteur et s'éleva rapidement avec son fardeau humain :

— Au point de ralliement ! cria-t-il à ses compagnons. Alertez Thorg, vite !

Les autres décollèrent à sa suite sous une grêle de pierres lancées par la foule en furie.

Le halo verdâtre de l'astronef apparut à l'horizon, fondant à une allure vertigineuse vers la Los Angeles river. De loin, ils le virent descendre et se stabiliser au ras des flots, en bordure de l'aire plane. Une marée humaine s'élançait vers le nord, vers la rivière et l'astronef salvateur qu'elle voulait prendre d'assaut ! Atterris les premiers, Forrest, Irina et Monica tiraient avec leurs paralysateurs pour dégager le point d'embarquement et protéger les « élus ». Le Français se posa enfin mais aussitôt, Gertrud, le visage en larmes, lui échappa pour courir vers le secteur du parc où son oncle avait cessé de vivre. Dorval n'hésita pas et la faucha en pleine course d'un flux de rayons paralysants !

Thorg ! Embarquez cette enfant ! cria-t-il avant de rejoindre ses amis qui couvraient la fuite des congressistes rescapés vers l'astronef.

Le Xarl lui lança :

— Ne vous éloignez pas au-delà de vingt-cinq mètres, Ray : je vais dresser autour de nous une barrière de potentiel !

Sur un ordre du commandant Thorg, l'équipage créa instantanément un champ protecteur de vingt-cinq mètres de rayon à partir du bord d'attaque de l'aile annulaire et la meute vint buter aussitôt contre cette barrière invisible. Les deux couples cessèrent alors de tirer mais une trentaine d'hommes et de femmes, hirsutes, les traits déformés par la rage, restèrent prisonniers en deçà de ce dôme d'énergie.

Dorval les tint en respect pendant que ses compagnons faisaient grimper à bord les espiologistes rescapés, puis il cria, sans se retourner :

Thorg ! Combien de places encore disponibles ?

— Huit, Ray, pas une de plus. Choisissez, mais faites vite !

Les trente révoltés qui avaient entendu cet échange de paroles s'étaient figés : ils paraissaient même ne plus oser respirer, au comble de l'émotion devant l'espoir qui s'offrait à eux... Du moins, à huit d'entre eux !

— Y a-t-il des couples, parmi vous ? questionna Dorval.

Deux couples s'avancèrent ; moins de trente ans en moyenne.

— Montez !

Ils se ruèrent littéralement vers la rampe d'accès, les deux femmes pleurant d'émotion et de joie. Soudain, un étrange grondement souterrain se fit entendre et, presque sans transition, il y eut une formidable secousse qui projeta à terre la fouler au-delà de la barrière invisible, aussi bien que les rescapés qu'elle emprisonnait.

— Embarquez, Dorval ! ordonna Thorg.

Le Français se releva tandis que le sol alentour se fissurait et que la rivière, sortant de son lit une nouvelle fois, déversait ses flots tumultueux qui, contournant le champ de force, allaient envahir le parc et noyer les survivants. Forrest et Irina couraient vers l'écoutille mais Monica hésitait, attendait au bas de la passerelle, joignant ses appels à ceux de Thorg.

Avisant, parmi le groupe dévoré par l'angoisse, quatre jeunes filles, les yeux baignés de larmes, Dorval leur cria :

— Vite ! Embarquez i

Et il tira aussitôt sur les autres, des hommes pour la plupart, qui tentaient de prendre d'assaut l'astronef sur les traces des jeunes filles. Le Français s'élança sur la passerelle et au moment où il franchissait l'écoutille, une formidable secousse souleva le soi de plusieurs mètres qui heurta alors l'extrémité du plan incliné. Réagissant avec une rapidité fulgurante, l'équipage catapulta littéralement l'engin vers le ciel ! Thorg, avec une force dont on ne l'eût point cru capable avait saisi Dorval par une sangle de son harnachement pour l'attirer dans la coursive au moment où l'écoutille se refermait lors du décollage précipité de l'appareil.

Thorg et le Français eurent du mal à parcourir les coursives, encombrées de rescapés qui n'avaient pu trouver place dans la soute axiale ni dans les deux — petites — cabines de l'appareil. Parvenus enfin au poste de pilotage, ils trouvèrent leurs amis frappés d'horreur devant le cockpit transparent. L'astronef, en s'élevant dans le ciel, leur permettait de découvrir un spectacle lamentable. Eventrant le sol en surface, la faille de San Andréas dessinait une plaie monstrueuse, large d'environ deux cents à quatre cents mètres selon les régions et qui, du nord au sud, séparait en deux la Californie.

Une formidable secousse ébranla le sol qui, semblable à une étendue liquide, frémit, ondula avec une étrange lenteur, positivement parcouru par des « vagues terrestres » d'une grande plasticité ([31]). Du fond de la faille géante monta en bouillonnant un flot de lave incandescente qui déborda, se répandit en coulée visqueuse sur les ruines, carbonisant les cadavres ou brûlant vifs les rares survivants. Dans un soubresaut de cataclysme, depuis Seattle au nord jusqu'au cap San Lucas, la portion ouest de la Californie se détacha du continent pour basculer dans le Pacifique, soulevant sur deux mille kilomètres de longueur une vague monstrueuse dont la crête balaya les nuages comme un titanesque cyclone, projetant vers le ciel des bateaux — yachts, ou transatlantiques de la taille du France — tels de simples fétus de paille ! Pris dans la tourmente, un chasseur à réaction vint s'écraser contre un pétrolier expulsé à quinze cents mètres d'altitude ; agissant comme un détonateur, l'avion fit exploser le navire dans les centaines de milliers de tonnes de fuel s'embrasèrent comme une torche démesurée !

Au bout de quelques heures, quand le reflux se manifesta, la montagne liquide du Pacifique déferla vers l'Est, inonda les trois quarts des Etats-Unis et balaya le Mexique tandis que l'Amérique centrale se disloquait, s'engloutissait dans les flots d'un déluge effroyable.

Tout comme s'ils avaient été reliés entre eux par un cordeau Bickford, les quinze ou vingt volcans actifs de la cordillère des Andes explosèrent successivement et, à l'instar de la Californie, la portion ouest de l'Amérique latine s'effondra dans le Pacifique. Dans le même temps, la fameuse et tristement célèbre « Ceinture de Feu » du Pacifique s'embrasa tout à fait et, après avoir dévasté le nouveau continent, les volcans ou les zones à haute sismicité des Aléoutiennes, du Japon, des Philippines, de Java, mais aussi de l'Antarctique, entrèrent en irruption, détruisant les côtes, disloquant les montagnes, faisant sur des milliers et des milliers de kilomètres disparaître sous l'eau une bande côtière large de plusieurs centaines de kilomètres tandis que l'intérieur des continents se craquelaient, se fissuraient, s'éventraient avant d'être ravagés par un raz de marée à l'échelle planétaire !

L'astronef, qui cinglait vers la base spatiale, leur permit d'assister à cette fin de monde qui stoppa les foules en révolte, folles de rage, de terreur impuissante après avoir appris la duperie monumentale des chefs d'Etat à leur endroit. Dupées, certes, les populations l'avaient été, avec la « complicité » des grands d'ici-bas ; mais ces mensonges, ces complicités confinant au sublime de la part de ces « grands » qui se savaient condamnés, avaient pourtant permis d'arracher dix millions d'âmes au cataclysme ! Ces hommes, ces femmes, réunissant l'ensemble des connaissances humaines, redonneraient une impulsion à la vie en devenant les pionniers de Terra Deux. Grâce à eux mais, surtout, à l'intervention désintéressée des Antariens et des Xarls, l'espèce humaine allait pouvoir se perpétuer, engendrer une civilisation nouvelle sur un monde nouveau. Un monde duquel » ils espéraient proscrire les turpitudes, les injustices, les vilenies de celui qu'ils avaient quitté à jamais.

Monica, le front appuyé contre la paroi transparente du cockpit, les yeux rougis de larmes, sanglotait. Dorval entoura de son bras ses épaules :

— La Terre a déjà connu des bouleversements géologiques, Monica. Rappelle-toi les vieilles traditions : le déluge, l'Atlantide, la Lémurie perdue, les continents de Mu et Gondwana, engloutis dans le Pacifique. C'est l'inéluctable sort des mondes que d'être anéantis périodiquement. De ces « déluges » réchappent cependant, toujours, des survivants, une poignée ici et là, qui repartent de zéro pour gravir péniblement le long chemin de la survie, d'abord, puis de la vie...

De la Terre, sphère blanc bleuâtre secouée de convulsions, s'élevait une myriade de points brillants. Ces points grossirent, se présentèrent bientôt sous l'aspect de longs fuseaux de métal nimbé, d'une étrange lueur verte : les cosmonefs géants qui, après avoir orbité autour du globe, emportaient dans leurs flancs les « élus »...

Le disque volant à bord duquel Dorval et ses amis avaient pris place ralentit à l'approche de la base spatiale, où ils allaient être transférés dans un cosmonef. Tandis que Thorg accomplissait la manœuvre « d'appontage », les Terriens, la gorge nouée par l'émotion, suivirent un instant des yeux l'armada spatiale qui, elle, s'éloignait, mettait directement le cap sur Terra Deux ; puis ils reportèrent leur attention sur leur planète, sur ce monde agonisant auquel ils accordèrent un dernier regard.

Le commandant Thorg s'approcha des deux couples, muets, bouleversés :

— Amis, il faut nous séparer. Le dernier cosmonef à destination de Terra Deux n'attend plus que vous et ceux que vous nous avez aidé à sauver. Je resterai encore un certain temps à bord de cette base avant de regagner l'empire d'Antarès ; nous devons en effet procéder à l'étude des derniers soubresauts de ce globe agonisant.

» Je ne vous dis pas adieu, mais au revoir... Vous êtes déchirés, brisés par la tristesse ; je vous comprends d'autant mieux que les Xarls, eux aussi, jadis, ont connu une fin de monde. C'est grâce aux « hommes » d'Antarès qu'une partie de nos ancêtres purent être sauvés... tout comme vous venez de l'être à votre tour.

» Puissiez-vous être heureux un jour, sur Terra Deux ; vous, peut-être, mais vos enfants le seront sûrement pour qui ce cataclysme ne sera qu'une page d'Histoire...